Dans son dernier livre, "Moral Minds : How Nature Designed Our Universal Sense of Right and Wrong", Marc D. Hauser, professeur de psychologie et de neurosciences à l'Université de Harvard, États-Unis, également membre du "Mind, Brain and Behavior Program", développe la théorie selon laquelle la notion que nous avons de ce qu’il est convenu d’appeler le "bien" et le "mal" n’est le résultat ni de l’éducation, ni des obligations que nous impose la loi, pas plus des règles que nous dictent notre religion, mais est inscrite dès notre naissance, par l’évolution, dans nos circuits neuronaux.
En quelque sorte, nous naissons avec une "grammaire morale" qui nous permet de juger naturellement de ce qui est "bien" et de ce qui est "mal".
Cette "grammaire morale", inscrite dans nos gènes, est le résultat des situations rencontrées par nos lointains ancêtres, situations dans lesquelles ils devaient prendre des décisions rapides (sous peine de mort), en dehors de toute décision consciente.
Nous ne sommes pas conscients de ce processus, car l’esprit humain est ainsi fait qu’il rationalise "a posteriori", des décisions générées par l’inconscient.
Si cette théorie est vraie, elle implique, par exemple, que parents et professeurs n’inculquent pas des règles de bonnes conduite à l'esprit vierge d'un enfant, mais plutôt que l’enseignement et l’éducation formalisent seulement un comportement inné.
D’autre part, les religions ne seraient donc plus sources des codes moraux, mais tendraient plutôt à renforcer une conduite instinctive.
Cette "grammaire morale" universelle est à ce point propre à la nature humaine que nombre de règles sociales sont identiques (ou très proches) d'une société humaine à l'autre : "ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse", "protège les enfants et les faibles", "ne pratique pas l’adultère et l’inceste", "ne triche pas, ne mens pas, ne vole pas".
Il y a bien sûr des variations d’une culture à une autre, selon que les cultures vont donner plus ou moins de poids à certains de ces éléments.
Par exemple, certaines sociétés vont interdire l’avortement, tandis que d’autres vont considérer l’infanticide comme un devoir "moral", dans certaines situations.
Cela amène à se poser la question du travail inconscient de l’esprit en cas de dilemmes moraux.
Supposez par exemple que vous trouviez près d’un voie de chemin de fer.
Devant vous, au loin, 5 personnes marchent sur cette voie de chemin de fer, engagées de telle sorte qu’elles n’ont aucun moyen de s’échapper sur le côté.
Vous entendez un train qui approche à toute vitesse.
Près de vous, un levier d’aiguillage qui vous permet de détourner le train sur une autre voie et de sauver ainsi la vie de ces 5 personnes.
Toutefois, une sixième personne, seule, marche sur cette autre voie.
Pensez-vous "normal" d’actionner l’aiguillage pour sauver les 5 personnes, en sachant que la personne qui est sur l’autre voie va être tuée par votre action ?
La plupart des personnes à qui on a posé la question ont répondu oui.
Imaginez maintenant que vous êtes sur un pont qui enjambe la voie de chemin de fer.
Devant vous, au dessous, même chose : 5 personnes courent le risque de se faire écraser par un train qui arrive.
Vous ne pouvez les sauver qu’en jetant sur la voie un objet lourd sur le trajet du train.
Près de vous, un homme très gros…
Trouvez vous "normal" de pousser cet homme du pont sur la voie pour sauver les 5 autres ?
La plupart des personnes à qui on a posé la question ont répondu non, bien que le nombre de vies sauvées et de vies sacrifiées soit le même que dans le premier cas.
Pourquoi la "grammaire morale" génère-t-elle des jugements aussi différents dans des situations apparemment similaires?
Parce qu’il y a une différence, dit le docteur Hauser, entre causer un "préjudice" indirect prévisible (je sais que le train va tuer la personne sur la voie si je manœuvre l’aiguillage) et un "préjudice" direct et délibéré (jeter une personne par dessus un pont devant un train et donc la tuer), même si les conséquences sont identiques : un mort et cinq personnes sauvées.
Beaucoup de personnes sont incapables d’expliquer de façon rationnelle la différence entre ces deux situations, dit Marc Hauser, car cela touche, selon lui, à des niveaux inaccessibles de notre conscience.
Cette impossibilité de faire la distinction entre les deux situations est la preuve, dit-il, que le comportement moral n’est pas acquis par l’éducation.
En effet, si les gens ne peuvent pas expliquer la distinction entre ces deux situations, comment pourraient ils l’enseigner ?
Le docteur Hauser pense que la "grammaire morale" a pu évoluer au travers d’un mécanisme connu sous le nom de "sélection de groupe".
Un groupe dont les membres sont soudés par des liens d’altruisme et par des règles qui découragent les tricheurs dominera forcément des groupes où ces règles sont plus lâches, ce qui favorisera, à long terme, les gênes liés à cette notion de "grammaire morale".
De nombreux biologistes s’opposent à l’idée de "sélection de groupe", faisant remarquer que les gènes ne peuvent se transmettre qu’à la condition qu’ils apportent un avantage à l’individu qui en est porteur et qu’une personne qui se comporte de façon trop altruiste envers des individus qui ne lui sont pas apparentés réduira d’autant sa propre aptitude physique et aura donc moins de descendance.
Mais bien que la "sélection de groupe" n’ait pas été prouvée chez les animaux, le docteur Hauser pense qu’elle fonctionne chez les êtres humains car ceux-ci ont tendance à adopter un plus grand conformisme social et ont une plus grande tendance à punir ou ostraciser ceux qui désobéissent aux codes moraux de leur groupe.
(Librement transposé et traduit à partir d’un article de Nicholas Wade, rédacteur scientifique du New York Times).
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