Les habitants de l’île du Millénaire, en République des Kiribati, auraient logiquement dus être les premiers informés car la nouvelle se répandit sur Terre à la vitesse des journaux télévisés du matin et, leur île se situant au point le plus oriental du globe terrestre, ils sont supposés être les premiers à voir se lever le jour.
On imagine toutefois aisément que ces îliens ont des choses plus importantes et plus agréables à faire que de regarder le journal télévisé du matin : se baigner dans l’océan ou faire la grasse matinée, par exemple. Quant aux crabes de cocotier et autres sternes fuligineuses qui constituent l'essentiel des habitants de l'île, ils se soucient fort peu, en général, de ce que nous autres humains jugeons passionnant.
L’information finit cependant par faire le tour du Globe.
Mais nul ne sut ce qu’il convenait d’en penser, car aucune précision ne venait compléter son désespérant laconisme : "Une terrible beauté est née".
En quoi une beauté pouvait-elle bien être terrible ? Devait-on comprendre par-là qu’elle inspirait la terreur ou plutôt qu’elle était "fantastique", voire "super" ?
Et devait-on se réjouir ou s’attrister d’une telle naissance ?
Les déclarations officielles et sérieuses de personnes tout aussi officielles et sérieuses, les débats télévisés houleux entre éminents spécialistes de la beauté ou des choses terribles, les prises de positions, les commentaires doctes, enflammés ou sceptiques ne permirent pas d’en savoir plus : une terrible beauté est née, point.
C'est ainsi que certains crurent pouvoir affirmer que cette naissance était un signe menaçant et qu'on allait tous mourir ; d’autres y virent plutôt un terrible et beau message dont le sens ne serait révélé que dans mille ans et qu'en attendant il était vivement conseillé de se repentir de ses péchés.
Toutes vaines spéculations qui donnèrent aux Terriens l'impression de vivre une nouvelle ère et de légitimes raisons d’espérer ou de désespérer, selon les cas.
Les églises, les temples, les mosquées, les synagogues s'emplirent à nouveau de fidèles, comme au bon vieux temps des peurs millénaristes.
On vit même fleurir des "Églises des Adorateurs de la Terrible Beauté", des "Temples des Témoins de la Belle Terreur", des "Enfants de la Terrible Beauté du Premier Jour".
Toutefois, le temps passa et rien de nouveau ne vint alimenter l'information initiale. Peu à peu, l’intérêt finit par se tarir : journalistes, hommes politiques et spécialistes avaient épuisé leurs stocks de spéculations et de certitudes et en parlèrent de moins en moins, puis plus du tout.
L'actualité apporta des informations plus fraîches et plus croustillantes, les lieux de cultes se vidèrent, les prophètes de tous poils se recyclèrent dans l'immobilier, la banque ou les assurances. Les foules oublièrent cette terrible et belle naissance et retournèrent à leurs occupations habituelles comme travailler, gagner de l'argent, regarder la télévision ou faire des enfants.
Jusqu’au jour où, dans l’Île du Millénaire, en république des Kiribati, le journal télévisé du matin annonça que la terrible beauté venait de mourir.
Les commentaires récents